MENSONGES
Tout le monde ment.
C'est mentir que d'impliquer que ce n'est pas le cas. Je le sais bien mieux qui quiconque. Il me suffit de regarder dans un miroir pour voir mes mensonges: un visage trop jeune, des yeux trop sombres, une complexion trop pale. Je suspecte que je ne suis pas la seule que les mensonges fixent en retour lorsqu'on contemple son reflet. Masumi me parle souvent de ce sorcier, ce garçon à l'apparence encore plus jeune que moi...
Il est l'un des plus gros idiots qu'il puisse exister.
Je m'assoie, toussant et sifflant dans l'arrière de la voiture. Mes mains sont inconfortablement liées, la corde trop serrée, à un angle déplaisant. Je n'ai pas besoin de le voir pour savoir que tout ceci est sa faute. Il ne m'a peut-être pas retiré de ma cachette, ou menacée de façon inélégante avec une arme a feu, mais ses bévues l'ont certainement fait. Il n'y a pas d'autre manière qu'ils auraient pu pour me trouver. Ma Masumi n'aurait jamais permit tout cela.
"Bouge pas."
En pensant à ma fille, la voilà. Comme toujours trop impétueuse, trop imprudente, cela dit... Je pousse contre le siège pour pouvoir voir au travers de la vitre de la voiture. Je ressens de la fierté en la voyant. On l'a attrapé, un homme en noir tenant un fusil contre sa tempe, mais elle ne recule pas.
Certains sont de piètres menteurs.
Ma Masumi est trop honnête.
"Re-lâ-chez. La." Les mots sont lâchés, mordants, durs et féroces et brutaux. Les mensonges qu'elle maintient de façon rigoureuse, sa façade, tous tombent. L'expression calme et amusée qu'elle aime maintenir, même face à des tueurs en série et des patrons mafieux, s'est évaporée. Ses yeux brillent avec la dureté de l'acier, sa bouche une fine ligne de furie et détermination.
C'est bien pour cela que je lui fais confiance et à elle seule. Elle est forte. Elle est impitoyable. Plus significativement, Masumi Sera est bonne.
Certains mensonges sont là pour protéger des personnes autres que soi-même.
L'homme rit en dérision, distrait par son uniforme de lycéenne, pensant ses commandes simple bravade. Quel sot naïf. Il suffit de quelques secondes pour qu'il apprenne qu'une jupe plissée et un blazer ne signifient pas forcément faiblesse, qu'un pistolet et un gros volume ne sont pas synonymes de force.
Je grimace en entendant le craquement sec lorsqu'il se retrouve projeté à terre.
Tandis que la fille s'avance vers la voiture, vers moi, j'entends des cris et des détonations derrière moi. Je me retourne, tentant de voir ce qui se passe. Je n'arrive pas à voir ceux sur lesquels tirent les autres hommes en noir, mais j'entends bien un coup de feu provenant de près, bien trop près. Je pivote de retour avec une hâte horrifiée. J'entends le cri de douleur de Masumi. C'est une note sèche, aigue, qui se termine rapidement alors qu'elle s'écroule sur le tarmac. Le son résonne bruyamment. Je m'oublie. Un sentiment brut et primitif s'empare de moi. Mon sang se glace tandis que mes poignets luttent contre mes liens. Mon dos se tord quand je tente de pousser la porte, un acte irréfléchi, des hurlements me déchirant la gorge à la vue de son blazer se tâchant d'une couleur rouge bordeaux. Une brume noir envahit ma vue. Je sens la contusion se former sur mon épaule à chaque coup que je donne à la porte. Je suis trop petite, trop faible... Mes poumons, mon gosier protestent au traitement sévère que je leur inflige. Mon cri est interrompu par une toux, ça brule. Je tousse. Je tousse encore. Je tousse et tousse jusqu'à ne plus pouvoir respirer. Je suis aveuglée et je m'effondre sur le plancher de la voiture.
Ma petite fille est dehors, elle saigne, et il n'y a rien que je puisse faire.
La vérité blesse.
Je remarque à peine la porte de la voiture qui s'ouvre avant que tout ne s'obscurcisse. Mes yeux se referment sur la vision floue d'un sot à lunettes. Mes oreilles sifflent à l'absence d'une certaine voix. Il y a un gout de vomit au fond de ma gorge qui me poursuit dans le vide sans espoir de l'inconscience.
Masumi...
Masumi est là la première fois que je reprends conscience. Elle est étendue en face, ancrée dans une civière tandis qu'un ambulancier surveille ses signes vitaux. Il y a une personne entre nous deux, de longs cheveux noirs lui obscurcissant le visage. Pour un instant je crois qu'il s'agit de son frère, avant que je ne me souvienne de ce qui est arrivé, ce qui nous a amenées ici.
"Tu vas t'en remettre, Masumi, ca ira..." Une part de moi s'attend encore à entendre une voix grave et masculine, avec un soupçon de la triste résignation dont souffrait Shuichi la dernière fois que l'on s'est vu. A la place la voix est aigue et optimiste et profondément inquiète et je me rends compte avec un sursaut que ses épaules sont biens trop fines pour être ceux d'un garçon, mais la manière avec laquelle elle tient la main de Masumi... Cette femme se ment clairement afin de se donner espoir, cependant...
Tout comme elle, moi aussi j'espère que ces mots deviendront vrais. Je veux que ma fille soit sauve. J'aimerai que tout... aille bien...
Je regarde le visage de Masumi. J'y vois de la douleur... aux cotés d'une autre émotion que je ne peux décrire.
L'ambulance se secoue en passant une bosse. Je me glisse dans un sommeil épuisée. Je me fais trop vieille pour tout ca.
La prochaine fois que je me réveille, c'est dans une chambre d'hôpital, un moniteur clignote silencieusement à mes cotés et j'ai un masque à oxygène sur mon visage. Je ne vois Masumi nulle part, ni la jeune femme aux cheveux longs qui était à ses cotés. Cela prend un moment avant que mon regard ne trouve les deux voix qui m'avaient éveillée. De doux murmures auprès de la porte entrouverte, bien trois pieds plus bas que je ne m'y étais attendu. Leur tons sont trop sérieux pour des écoliers. Leurs visages sont obscurcis.
"Est-ce que cela ira?" Une jeune fille demande. Sa bras sont las dans son anorak violet, ses cheveux couleur de thé me paraissant familiers.
"Elle ira bien, cette Sera est une fille forte." Le garçon, celui à lunettes, hausse les épaules.
"Je ne parlais pas de Sera..." Il y a un coté tranchant dans la voix de la fille. Quelque chose que je reconnais, plein de douleur...
"Et qu'est ce que tu insinues?" Je reconnais ce garçon maintenant. C'est celui dont Masumi parle tout le temps. C'est lui le Sorcier... L'Idiot...
"Je..." La fille est surprise de voir le garçon sur la défensive. Elle hésite, se croisant les bras, et l'observe du dessous de sa frange. Je sens son inquiétude, sa préoccupation évidente dans sa posture et sa voix. "Je ne fais qu'observer. Mouri semble être terriblement ébranlée. Elle se fait vraiment du souci pour mademoiselle Sera."
Le garçon sourit, hoche la tête.
"C'est tout Ran ca. Elle s'inquiète pour tout le monde. C'est dans sa nature."
"Kudo..." Elle n'a pas besoin d'en dire plus pour exprimer ce qu'elle veut indiquer. Je ne connais même pas ce morveux qu'est Kudo et son amie et même moi je comprends ce qu'elle évite de dire à voix haute.
Ce qu'elle évite de dire c'est qu'elle n'a jamais vu cette Ran Mouri se soucier autant pour quelqu'un avant. Elle évite de dire qu'elle a vu la profondeur du souci de cette Ran Mouri pour ce "Kudo" par le passé, et que le souci présent éclipse cela de loin. Elle ne le lui dit pas parce qu'elle sait à quel point une telle vérité fait mal...
Mais parfois les mensonges font plus de mal encore.
"Tu t'imagines des choses, Haibara." Le garçon à lunettes lui dit sèchement. Il se redresse les épaules et quitte la pièce. "Je vais vérifier la progression des choses. Garde un œil sur la fille ici."
Il est parti. La fille exprime sa désapprobation et se retourne vers mon lit, ses yeux fixés au sol. La lumière les atteint. Ils scintillent humidement.
"Mais zut, Kudo, tu te bernes bien trop aisément..."
Je me souviens maintenant de la personne auquel la fille ressemble: une vieille amie, d'une vie enterrée il y a bien longtemps. Elle avait toujours été hésitante lorsqu'il s'agissait de se servir de vérités, de peur qu'on les lui vole. Même la manière dont le dos des mains de la fille blanchit pendant qu'elle tire sur ses manches m'est familière.
"...pour quelqu'un qui dit toujours qu'il n'y a qu'une seule vérité."
Certaines personnes sont d'extraordinaires menteurs.
J'ai l'impression que ce garçon Sorcier est de ceux la.
Cela semble être une éternité. Ils disent que cela ne fait que vingt-quatre heures. Ils n'ont plus besoin d'observer mon état mais je n'ai nul part où aller. Ils me prient de m'asseoir dans la salle d'attente tandis qu'ils tentent de prendre une décision, me donnant des conseils condescendants sur mon état de santé. Ils ne connaissent même pas la moitié de mes problèmes.
Je soupire mais subit tout cela sans me plaindre. Si ce n'était pas pour l'état de Masumi, je serai déjà partie. Mais je ne peux pas partir, pas sans elle. Qu'importe le risque que je cours si je reste. L'abandonner ici, cela...
Je me rappelle du moment où on lui a tiré dessus. Je me souviens comment cela m'a déchiré l'âme.
Cela me tuerait.
Du coup j'attends et me demande quels mensonges ce garçon à lunettes a tissé autour de tous ces adultes. Je demande à l'une des infirmières si je peux voir Masumi, elle répond qu'elle verra ce qu'elle peut faire... Comme s'il y avait besoin de sorcellerie pour me pointer dans la bonne direction ou me dire tout simplement que ce n'était pas possible. Je suis soulagée lorsqu'elle revient, hochant la tête dans la direction du policier me surveillant et m'accompagnant le long des couloirs menant aux chambres des patients.
"Ta sœur doit rester dans son lit s'il n'y a pas d'infirmier pour l'aider," elle dit, reconnaissant naturellement notre affiliation familiale sans pour autant utiliser les termes correctes. "Mais elle devrait pouvoir te parler sans problème. Je vais vous laisser."
L'infirmière part, me laissant à la porte, ses souliers tapant un rythme rapide le long du couloir avec l'aplomb d'un chemin parcouru maintes fois. Le policier que l'on m'a assigné se tient debout à l'entrée du couloir, me donnant un sourire. J'essaie de ne pas penser aux mensonges qu'il m'a fallut inventer lors de leur interrogations. Les moins qui savent, mieux c'est...
Mais cela m'amène à la question dont je veux vraiment savoir la réponse. Masumi, est-elle...?
Je me fortifie tandis que j'ouvre la porte, mon souffle se coinçant dans ma gorge. J'essaie de ne pas me souvenir de toutes ces autres fois où je lui ai rendu visite à l'hôpital, dieu merci pas souvent: une incidence d'intoxication alimentaire, des blessures sportives... cette unique affaire maudite.
Elle a l'air...
Il y a un sourire sur son visage tandis qu'elle regarde vers la fenêtre. Ces pyjamas fades de l'hôpital qu'on lui a donnés ne lui vont pas: trop dociles, trop pales. Cependant il y a un air apaisé dans sa posture, un état détendu que je n'ai pas l'habitude de voir chez elle. Normalement elle est constamment sous tension, comme un ressort, mais...
C'est surprenant qu'elle ait l'air d'aller si bien après qu'on lui a tiré dessus.
Je souris, des larmes venant obscurcir ma vision. Elle ne remarque enfin ma présence que lorsque je tousse, un réflexe involontaire quand j'ai le souffle coupé par mon soulagement. Elle m'accueille avec un hé calme, une main avec un pansement sur le dos me faisant un signe nonchalant.
"Idiote," dis-je d'une voix étranglée. J'ai envie de crié. J'ai envie de la réprimander, lui passer le savon de sa vie pour m'avoir fait aussi peur. Ma gorge est encore en feu suite à ce supplice. Je ne pourrai pas même si je le tentais.
A la place je m'abandonne a mon autre compulsion, celui de me lancer à ses cotés pour l'étreindre dans mes bras. Elle est étonnée lorsque j'appuie mon front contre sont épaule. Je ne suis pas surprise. Montrer de l'affection est quelque chose que notre famille a toujours eu du mal à faire. Cela lui prend un petit moment pour retourner mon étreinte, sa main me tapotant maladroitement les bras avant de me serrer.
"Je vais bien. Tu vas bien." Masumi me sourit tandis que je relève mes yeux mouillés. "C'est tout ce qui importe."
Je pousse un gros soupir et me remets sur mes pieds. Essuyant mes yeux avec le paume de ma main, je lui donne une chiquenaude au nez de l'autre.
"Ne refait jamais ça."
Mes mots sont sévères, et les choses retournent à la normale lorsqu'elle me donne un sourire penaud. Du moins, jusqu'à ce que Masumi retourne sa tête vers la fenêtre.
"Ran," elle appelle. Je n'avais même pas remarqué qu'il y avait une autre personne dans la pièce. "Viens là, il y a quelqu'un que je dois te présenter."
Je la reconnais, c'est la jeune femme de l'ambulance. De longs cheveux noirs, elle a une silhouette en forme de sablier et un visage rempli de tendresse et d'une douce curiosité tandis qu'elle se rapproche du lit de Masumi.
"Bonjour," elle me salue de la main et hoche la tête. "Je m'appelles Ran Mouri. Enchantée de faire votre connaissance."
Remarquant que j'ai perdu mes mots, Masumi roule des yeux à la paranoïa qu'elle croit voir en moi et réponds à ma place.
"Ran, je te présente ici ma mère."
Je suis mi-horrifiée que Masumi lui dévoile mon secret, et mi-impressionnée. Ma fille n'a pas l'air d'avoir de drogues débilitantes dans le système. Pour qu'elle choisisse de faire part de cette information à cette Ran Mouri, elle doit vraiment lui faire confiance.
Et puis je réalise pourquoi. Ran Mouri assimile cette information, aussi étonnante soit-elle, avec une aise surprenante. Il n'en faut pas longtemps avant qu'elle et Masumi ne se mette à converser aisément, avec des interjections minimales de ma part. La main de Ran semble trouver celle de Masumi sans pensée délibérée de la part de l'une ou l'autre.
C'est à ce moment que je me rends compte: il n'y a pas besoin de sorcier pour que de la magie ait lieu.
Je les quitte, citant de la fatigue et promettant de considérer l'offre de Ran Mouri de venir rester chez elle et son père pour quelques jours, le temps que Masumi se remette suffisamment pour sortir de l'hôpital.
Je m'arrête un moment à la porte, les observant depuis l'entrebâillement. Les deux jeunes femmes, ne se rendant pas compte que je n'ai pas encore fermé la porte, se penchent l'une vers l'autre. Je souris en les voyant s'embrasser timidement.
Un sorcier aime manipuler la vérité, en naviguant les contours avec des mensonges.
Cela requiert une magie spéciale pour transformer ces mensonges en vérité.
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FIN.